Dr Mariella Villasante Cervello : l’extrême pauvreté et la discrimination en Mauritanie. Commentaires aux déclarations du rapporteur spécial des nations unies Philip Alston et aux réactions gouvernementales (CRIDEM)

 

Dr Mariella Villasante Cervello : l’extrême pauvreté et la discrimination en Mauritanie. Commentaires aux déclarations du rapporteur spécial des nations unies Philip Alston et aux réactions gouvernementales
Dr Mariella Villasante Cervello : l’extrême pauvreté et la discrimination en Mauritanie. Commentaires aux déclarations du rapporteur spécial des nations unies Philip Alston et aux réactions gouvernementales

 CRIDEM-Adrar-Info – Monsieur Philip Alston, rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme a effectué une visite en Mauritanie entre le 2 et le 11 mai 2016.

 

Avant de partir, il a rendu publiques les grandes lignes de son futur rapport en soulignant que « Le gouvernement doit fournir davantage d’efforts pour tenir sa promesse de lutter contre les séquelles de l’esclavage, et doit aller au-delà d’une approche de charité pour aller vers une approche qui reconnaît que chaque Mauritanien a un droit fondamental à l’eau, aux soins de santé, à l’éducation, et à l’alimentation. »

Tout en reconnaissant que des réalisations importantes ont été faites surtout dans les zones urbaines, il a précisé que 44% de la population rurale continuait à vivre dans une pauvreté écrasante dans des régions comme le Gorgol, le Brakna et le Trarza, où il s’est rendu.

D’après lui : « Pour beaucoup de personnes, le seul impact tangible des politiques de développement du gouvernement jusqu’à présent a été l’expropriation de leurs terres et leur attribution aux investisseurs à grande échelle et cela sans aucune compensation. »

Sur la discrimination, Monsieur Alstom a noté que « Les Haratines et les Négro-Mauritaniens sont systématiquement absents de toutes les positions de pouvoir réel et sont continuellement exclus de nombreux aspects de la vie économique et sociale. [Or] Ces groupes représentent plus des deux tiers de la population, mais diverses politiques servent à rendre leurs besoins et leurs droits invisibles. »

Ces propos traduisent de manière objective la grave situation qui traverse la Mauritanie et qui s’aggrave chaque jour, alors que les autorités gouvernementales continuer à refuser la réalité sociale et préfèrent continuer à vivre dans le déni complet face aux pénuries d’aliments, d’eau, de santé et des services étatiques de la grande majorité de la population mauritanienne.

En effet, les déclarations de Monsieur Alstom ont soulevé des critiques absurdes de la part du Commissariat aux droits de l’homme qui « désapprouve fermement le contenu du communiqué de presse rendu public le 11 mai ». Pire encore, les autorités accusent Monsieur Alstom de « partialité » et considèrent qu’il a « clairement épousé les thèses de certains milieux et ONG hostiles au pays.»

Remettons les choses au clair. Dans la Chronique politique de Mauritanie de 2015, j’écrivais :

« Les indicateurs économiques actuels de la Mauritanie sont accablants. Sur une population totale de 3,970 millions de personnes en 2014, la pauvreté concerne encore 42% de la population [elle touchait 51% de la population en 2000], l’espérance de vie à la naissance est de 63 ans, et la vie économique des derniers mois est marquée par l’effondrement du prix du minerai de fer. En effet, selon la Banque mondiale[1] :

« En 2015, la croissance annuelle de son produit intérieur brut (PIB) réel devrait se tasser à 3,2 % sous l’effet de l’effondrement des cours du minerai de fer au second semestre de 2014. En revanche, l’agriculture et la pêche devraient progresser au rythme de 4 %.

Le secteur de la pêche reste dynamique et bénéficie de la finalisation (en juillet 2015) d’un accord bilatéral qui a été longtemps négocié avec l’Union européenne. Le secteur des services est le plus important contributeur à la croissance du pays, avec le secteur primaire.

Du côté des dépenses, un net repli de l’investissement privé a largement comprimé (de quelque 24 %) la formation de capital fixe au cours de l’année écoulée.

La profonde dégradation des termes de l’échange (-23 % en 2014 et -11 % en 2015) a contraint les autorités mauritaniennes à dévaluer l’ouguiya : la monnaie nationale s’est dépréciée de 5 % par rapport à 2014, après s’être appréciée en valeur réelle du fait du différentiel d’inflation avec les principaux partenaires commerciaux du pays. Cependant, l’inflation reste contenue. À 4,5 %, elle ressort en légère hausse par rapport à 2014. »

Selon le même rapport, le pays utilise de manière inefficace ses ressources naturelles, l’économie manque de diversification, et les affaires publiques sont mal gérées. En effet :

« La Mauritanie souffre de nombreux problèmes de développement, notamment de l’utilisation inefficiente des recettes provenant de ses ressources naturelles, de son déficit de compétitivité, de son manque de diversification et d’une mauvaise gestion des affaires publiques.

Utilisation inefficiente des ressources

Les industries extractives, qui sont le moteur de la croissance du pays, créent très peu d’emplois. Il est donc impératif que l’État mauritanien adopte un régime fiscal approprié, qui lui permette à la fois de recouvrer une proportion équitable des bénéfices financiers liés aux ressources naturelles et de promouvoir des politiques bien structurées, axées sur le réinvestissement de ces bénéfices ainsi que sur l’investissement, de façon à générer des rendements pérennes et mieux répartis. Les secteurs de l’agriculture et de la pêche, qui emploient la majeure partie de la main-d’œuvre et qui offrent un potentiel significatif, sont encore peu productifs et restent vulnérables aux effets du changement climatique.

Manque de diversification et déficit de compétitivité

La compétitivité de la Mauritanie pâtit de la petite taille de l’économie formelle, du manque de diversification et de la fragilité du cadre juridique. Depuis les années 1990, les exportations du pays se limitent aux produits des activités minières et de la pêche, qui, en moyenne, ont représenté les quatre cinquièmes du total exporté de 1990 à 2000.

Ces dernières années, exception faite du pétrole brut, la Mauritanie n’a pas diversifié son économie. Au contraire, elle a encore plus concentré ses exportations entre 2012 et 2013 : sur cette période, le minerai de fer est entré pour plus de la moitié dans le total exporté.

Mauvaise gestion des affaires publiques

La lutte contre les inégalités et la redistribution de la richesse sont deux grands défis que la Mauritanie est à même de relever, à condition de poursuivre ses efforts en faveur d’une bonne gouvernance, en particulier dans le secteur minier et dans les entreprises d’État.

La bonne gouvernance joue également un rôle essentiel dans le renforcement de la résilience sociale qui facilitera l’amélioration des services de santé (santé maternelle et infantile et diminution de la mortalité des enfants, en particulier) et la lutte contre la faim. »

L’effondrement du prix du fer a approfondi une crise qui dure depuis plusieurs années et qui risque d’empirer car le minerai de fer est excédentaire sur le marché mondial. (…) De fait, la Mauritanie continue à proposer des plans d’extraction du minerai brut sans tenir compte du fait que le fer n’est plus utilisé à l’état brut dans le monde ; ainsi, comme le signale Mays Mouissi, il serait urgent de créer un programme nationale de transformation et de valorisation du minerai de fer.

D’autre part, la situation des droits humains reste bloquée par le déni de réalité du gouvernement :

« Les tensions sociales actuelles restent identiques à celles des années précédentes, elles concernent d’une part la question statutaire, c’est-à-dire la revendication des droits civiques égalitaires des groupes serviles de la société hassanophone du pays, et les revendications d’égalité sociale des Noirs mauritaniens. (…)

• Le 12 août 2015, le conseil des ministres a adopté une Loi abrogeant et remplaçant celle de 2007, déclarant l’esclavage « crime contre l’humanité ». (…) Les sanctions sont désormais très lourdes, allant de 10 à 20 ans de prison et à de fortes amendes (de 700€ à 14 000€) (article 7).

Les autorités qui ne donnent pas suite aux plaintes peuvent être punies de peines de prison (de 2 à 5 ans), et d’amendes (de 1400€ à 2800€) (article 18). Les associations de défense des droits humains peuvent se porter partie civile, mais seulement celles qui ont une personnalité juridique depuis au moins cinq ans au moment des faits (articles 22 et 23).

Cependant, la nouvelle loi ne tient pas compte de la situation dans laquelle se trouve la majorité des groupes serviles, formellement libre et autonome, mais qui reste discriminée socialement à cause du lien idéologique établi entre l’ascendance servile et l’impureté sociale. Sur cette question la loi reste silencieuse, alors qu’en dernière analyse, c’est là que se situe le nœud du problème social posé par les groupes serviles hassanophones et africains en Mauritanie. »

Précisons maintenant que l’utilisation de termes « esclavage » et « esclaves » reste très délicate dans la mesure où ils ne traduisent pas vraiment la situation de dépendance et d’extrême dépendance de personnes et de familles insérés dans ce que je préfère appeler « groupes serviles ».

La connotation de « propriété des êtres humains » des termes esclavage/esclaves ne correspond pas à la situation de l’immense majorité des personnes soumises aux relations de servilité et de dépendance en Mauritanie. N’en déplaise aux militants « anti-esclavagistes » qui emploient ces termes pour mieux attirer l’attention sur leurs revendications d’égalité sociale et citoyenne.

On peut considérer, suivant les témoignages personnels rendus publics, que des formes extrêmes de dépendance persistent dans certaines zones du pays, urbaines et rurales, et il est évident qu’elles doivent être portées devant la justice. Cependant, ces cas restent exceptionnels.

Dans ce cadre, l’utilisation banalisée du terme « hrâtîn » pour classer les « esclaves » ou les « descendants d’esclaves » est un euphémisme ambivalent qui englobe les diverses formes de dépendance servile dans la société hassanophone, alors qu’elles existent aussi dans les sociétés halpulaar’en et soninké.

Enfin, les questions de discrimination des groupes serviles et des communautés africaines de Mauritanie, les Halpular’en, les Soninke et les Wolof, sont largement connues sur la scène internationale, et par les autorités mauritaniennes elles mêmes ; ainsi, les réactions offusquées actuelles semblent complètement déplacées. Dans la Chronique politique de 2015, je notais :

« Rapport du Groupe de travail sur l’examen périodique universel portant sur la Mauritanie, Conseil des droits humains de l’ONU, Genève, 2-13 novembre 2015

• Lors de la 10e séance, tenue le 6 novembre 2015, le groupe de travail a adopté le rapport concernant la Mauritanie. Il a été présenté à Nouakchott le 10 décembre, jour international des droits humains, et j’ai eu la chance d’y assister. (…) Je note ici les points les plus importants.

(1) La délégation de Mauritanie a souligné l’engagement du président en faveur des droits humains, confirmé par la révision de la Constitution en 2012 pour réaffirmer la diversité culturelle et linguistique du pays, l’assimilation de l’esclavage et de la torture à des crimes contre l’humanité et la création d’une Commission nationale des droits de l’homme.

(2) La lutte contre les séquelles de l’esclavage et la traite de personnes sont une priorité pour la Mauritanie, et une nouvelle loi criminalisant ces délits a été adoptée en août 2015.

(3) Il en va de même des droits de la femme, de la protection des enfants, de l’éducation, de la lutte contre la corruption et de la lutte contre la pauvreté.

(4) Cependant, la délégation a reconnu que le pays manque de ressources pour assurer aux citoyens la pleine jouissance de leurs droits économiques et sociaux.

« En dehors des félicitations, les commentaires des délégations internationales portaient sur les problèmes de discrimination raciale (Sierra Léone), discrimination de l’ethnie (sic) des Haratines (Costa Rica), la persistance de l’esclavage (Suisse, États-Unis, Chili, Chypre), le manque de protection étatique des organisations anti-esclavagistes (États-Unis).

Or, la délégation a déclaré « qu’il n’existait pas de discrimination à l’égard de la communauté Haratin, et que toutes les communautés vivaient en harmonie depuis de siècles et concouraient au développement du pays » [point 103]. De toute évidence, cette perspective est loin de la réalité, et elle réitère le déni de réalité et le négationnisme adopté comme mode ordinaire d’interprétation des faits sociaux dans le pays.

En ce qui concerne la question du retour des 24 000 à 26 000 refugiés au Sénégal, la délégation a affirmé qu’elle « était définitivement réglée » [point 98] ; une autre contrevérité flagrante lorsqu’on sait que les exclusions et les discriminations des refugiés continuent jusqu’à présent.

Les conclusions et les recommandations sont divisées en trois sections, celles qui bénéficient du soutien de la Mauritanie [dont la protection des enfants et des femmes contre la violence domestique et les mutilations féminines], celles qui sont déjà mises en œuvre [dont le mandat donné à l’agence Tadamoun d’identifier les actes d’esclavage et proposer des programmes anti-esclavagistes] et enfin celles qui sont rejetées. Il faut souligner que sur un total de 63 points, la majorité (points 24 à 51, 61 et 62) a concerné la question de l’esclavage et la situation d’exclusion des hrâtin.

La délégation mauritanienne a rejetée 58 recommandations de la communauté internationale, en particulier les points suivants [liste non exhaustive] :

— La ratification du Protocole facultatif se rapportant au pacte international relatif aux droits civils et politiques visant à l’abolition de la peine de mort (Belgique, Monténégro, Uruguay, Norvège, Slovaquie, Portugal, Australie). Transformer les peines de mort en peines d’emprisonnement, et/ou établir un moratoire de jure en vue d’abolir la peine de mort (Belgique, Suède, Togo, Mexique, Panama, Suisse, Namibie, France, Espagne, Italie, Chili) [18 pays].

— Accepter la compétence du Comité contre la torture de mener des enquêtes officielles [Espagne]. Les allégations de torture doivent être examinées de manière indépendante

[*Voir le Rapport préliminaire sur la torture de Monsieur Juan Mendez, janvier 2016[2]]

— Adhérer au Statut de Rome sur la création de la Cour pénale internationale [7 pays].

— Retirer le crime d’apostasie de la législation [Pologne, Belgique, Canada].

— Inviter le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires [Uruguay].

— Coopérer avec le Bureau du Haut-Commissariat aux droits de l’homme en Mauritanie et avec la société civile afin de mener une étude sur la nature, la fréquence et les conséquences de l’esclavage, et assurer une collecte systématique de données ventilées pour mesurer les progrès réalisés dans l’application des lois et des politiques visant à l’éradication des pratiques esclavagiste et discriminatoires (Canada). Identifier et libérer les personnes réduites en esclavage, mettre fin à la discrimination fondée sur la caste ou l’ethnie, et recueillir des données détaillées pour faciliter l’éradication de l’esclavage (Royaume-Uni).

— Abolir le système des castes qui continue de promouvoir l’esclavage de facto par la servitude domestique ou le travail forcé (Ouganda).

— Libérer de prison les défenseurs des droits de l’homme (Allemagne, Irlande).

— Protéger la liberté d’expression de la société civile, dont les journalistes et les défenseurs des droits humains (Belgique).

— Poursuivre des mesures pour rétablir les droits des anciens refugiés rapatriés du Sénégal et du Mali et permettre le retour de ceux qui restent dans ces pays (France). Rapatrier et fournir des documents de citoyenneté aux personnes expulsées entre 1989-1991 (Brésil).

On apprécie de manière très claire et cohérente les points sensibles, tous reliés aux droits des groupes serviles et aux droits civiques, qui restent bloqués par le gouvernement mauritanien. La réalisation d’une enquête approfondie sur la situation des groupes et des personnes soumises aux diverses formes de dépendance semble urgente, et on se demande comment un État peut adopter une loi très précise sur « l’esclavage » sans avoir la moindre information chiffrée, ni la moindre analyse fondée sur la récolte de données de base. »

Ce fait est repris Philip Alston dans son Rapport de fin de mission [en anglais[3]], note que la Mauritanie possède un excellent Office national de statistique, mais la manière dont les données sont organisées signale une interférence politique évidente. Étant donné que l’État refuse de présenter les données détaillées en termes d’ethnicité, de langues ou d’autres dimensions importantes, il est extrêmement difficile de connaître la réalité de la vie sociale de la population du pays.

Nous attendrons la publication du Rapport final sur l’extrême pauvreté et la discrimination en juin 2017 pour avoir des informations plus fines. En attendant, il semble urgent que l’on prenne conscience du fait que l’on ne peut pas continuer à nier les évidences, et qu’il faudrait plutôt commencer à organiser des réponses cohérentes aux grands besoins de la population mauritanienne qui se trouve en situation de détresse profonde.

Dr Mariella Villasante Cervello

*

[1] Voir le rapport : http://www.banquemondiale.org/fr/country/mauritania/overview

[2] Voir http://cridem.org/C_Info.php?article=680179 Juan Mendez signale qu’aucune juridiction mauritanienne ne traite de cas de torture et qu’il n’existe aucun registre de plaintes pour tortures dans le pays.

[3] Voir : http://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=19948&LangID=E

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