Boubacar Ould Messaoud, président de SOS-Esclaves, dans une interview exclusive : »Le verdict du procès de Rosso est inique et rien ne peut le justifier »
Le Calame : Le tribunal de Rosso vient de condamner à deux ans ferme Biram Dah ould Abeïd, président d’IRA Mauritanie, Brahim ould Bilal, son vice-président et Djiby Sow, président de Kawtal. Quelle lecture faites-vous de ce verdict ?
Boubacar Ould Messaoud : Ce verdict est inique, rien ne peut le justifier. Aucune preuve tangible n’a été apportée par l’accusation. En fait, le dossier présenté au tribunal était vide, comme l’ont prouvé les réponses des accusés et les plaidoiries des avocats. C’est l’illustration du manque de sérieux avec lequel la question de l’esclavage est abordée en Mauritanie, en dépit des déclarations et des promesses officielles. Les personnes coupables de crime d’esclavage ne sont pratiquement pas sanctionnées, même quand leurs crimes sont avérés, alors que les militants anti-esclavagistes sont condamnés à la peine maximale, en dépit de la légèreté des charges retenues contre eux et de l’inconsistance du dossier d’accusation. De tels procédés sont de nature à aggraver la crise sociale que vit le pays, et à mettre en danger sa stabilité et son unité.
– Qu’entendent faire maintenant les ONG comme SOS-Esclaves qui se sont déplacées à Rosso pour dénoncer « un procès politique » ?
– Les ONG engagées dans la lutte contre les violations des droits de l’Homme et, en particulier, contre l’esclavage poursuivront et renforceront leur combat, pour que les militants injustement emprisonnés soient libérés dans les meilleurs délais, et cela, en coordination avec l’ensemble des forces et des acteurs attachés à la justice sociale, à la dignité humaine et à l’unité du pays. Elles redoubleront d’efforts pour que l’esclavage, les pratiques esclavagistes et leurs séquelles soient vigoureusement dénoncés, combattues et, en définitive, éradiquées de Mauritanie. Le procès et le verdict de Rosso ne font que renforcer notre détermination à poursuivre ce combat.
– Les organisations de lutte contre les pratiques esclavagistes ont rencontré, il y a quelques jours, son excellence l’ambassadeur US en Mauritanie. De quoi avez-vous parlé ?
– Avec SE monsieur l’ambassadeur des Etats-Unis, comme avec tous les acteurs intérieurs et extérieurs au pays, nous discutons des voies et moyens de progresser véritablement dans la lutte contre l’esclavage, appliquer effectivement la loi incriminant cette pratique inadmissible et en finir avec la répression contre les militants anti-esclavagistes.
– Le diplomate américain cherchait-il à connaître votre appréciation sur les mesures prises par les pouvoirs publics pour éradiquer les séquelles de l’esclavage ou à calmer, par la négociation, les tensions perceptibles ?
– Dans une discussion, chacun cherche à connaître les appréciations et les points de vue de l’interlocuteur. En ce qui nous concerne, nous parlons d’abord de l’esclavage, toujours présent en Mauritanie, ensuite seulement des pratiques esclavagistes et de leurs séquelles. Pour nous, il s’agit d’un tout indissociable. Au cours des discussions dont vous parlez, il n’y avait pas de tabous et nous avons exprimé, clairement nos positions.
– Quel rôle pourrait jouer le diplomate américain pour aider à trouver des solutions à ces problèmes ?
– Chacun, en ce qui le concerne, tous les acteurs intérieurs et extérieurs peuvent et doivent jouer un rôle actif et positif dans cette crise. Chacun conformément à son mandat ou mission spécifique, ainsi qu’aux us et coutumes en la matière.
– A en croire un article publié sur mauriweb.info, repris par cridem.org, le 14 janvier, le président du parti Tawassoul, Mohamed Jemil ould Mansour a qualifié les tractations de l’ambassadeur américain de « suspicieuses et provocatrices ». Que vous inspire cette sortie du leader islamiste ?
– A ce sujet, je ne peux rien ajouter à ma réponse précédente
– Pourquoi, à votre avis, les différentes mesures prises, par le gouvernement de Mohamed Ould Abdel Aziz, notamment la criminalisation des pratiques esclavagistes, n’ont pas permis d’éradiquer le phénomène ou ses séquelles ?
– Je précise, d’abord, que la loi incriminant l’esclavage a été votée, en 2007, par l’Assemblée nationale : ce n’est donc pas une mesure prise par un gouvernement. Cela dit, l’éradication de l’esclavage est une question de volonté politique, d’engagement sincère et de mise à disposition des moyens. J’en profite pour rappeler qu’un phénomène social aussi important que l’esclavage ne peut être éliminé que si la nation tout entière s’y engage : le gouvernement, évidemment, et toutes les composantes et instances de l’État ; les victimes, les militants, les leaders religieux et communautaires, ainsi que la société civile. Á tous, je lance un appel solennel pour qu’ensemble, nous prenions cette question au sérieux et unissions nos efforts pour la résoudre. Ceux qui se réfugient dans les atermoiements, ceux qui adoptent la tactique des mesures dilatoires ou pour lesquels la répression des militants antiesclavagistes est l’unique solution assument une lourde responsabilité devant l’Histoire et mettent en danger la stabilité, la paix civile et l’unité du pays.
– La question de l’esclavage est une des entraves à la cohésion sociale et à la consolidation de l’unité nationale. Pensez-vous que ces dernières sont aujourd’hui menacées, comme tendent à l’accréditer les initiatives politiques entreprises, depuis quelque temps, par la classe politique, notamment du côté du pouvoir ?
– Oui, incontestablement. L’unité et la cohésion nationales sont menacées et cela inquiète tous les patriotes de ce pays. Mais la cause véritable de cette menace, ce sont les injustices et les inégalités, et non la dénonciation des unes et des autres. Les injustices et les inégalités gangrènent la société, l’État et le pays. Elles sont le problème, alors que ceux qui les dénoncent et qui luttent pour une société plus libre et plus juste font partie de la solution. Tant que cela ne sera pas compris et accepté par tous, nous ne sortirons pas de l’impasse actuelle. Nous avons tous le devoir de préserver la cohésion de notre société et l’unité de notre pays car l’une ne peut être dissociée de l’autre, et toutes deux sont nécessaires à notre survie en tant que nation. Nous ne les préserverons ni par des invectives ni par des incantations, mais par une mobilisation, positive, et des mesures, pratiques, contre ce qui abaisse et qui divise, et ce qui abaisse et divise, c’est, d’abord, l’injustice et la mauvaise gouvernance.
– Quelle solution préconise SOS-Esclaves pour construire, consolider et préserver l’unité de tous les Mauritaniens ?
– L’unité nationale est une nécessité et un bien précieux mais elle ne pourra jamais être réalisée sur la base de l’injustice et de l’oppression. Ceux qui parlent constamment d’unité et de cohésion nationales, sans parler de justice et d’équité pour tous les Mauritaniens, notamment les esclaves et descendants d’esclaves, manquent soit de sincérité soit de clairvoyance.
– Pensez-vous que le dialogue politique, entre le pouvoir et l’opposition dans son ensemble, pourrait permettre de trouver des solutions à cette question d’unité nationale ?
– Comme vous le savez, je ne suis pas un homme politique mais un militant engagé dans la lutte contre l’esclavage et la défense des droits de l’Homme. A ce titre, je ne puis être opposé au dialogue et à la négociation mais je rappelle qui si l’on veut aboutir à des solutions pérennes, on ne saurait se limiter à des arrangements entre politiciens. Le dialogue et la négociation doivent engager des enjeux qui concernent le pays et son devenir, enjeux qui vont bien au-delà des seules préoccupations partisanes ou d’un éventuel partage de privilèges et de pouvoir. Ceux qui en ont la charge devraient aborder, avec courage et détermination, les véritables maux dont souffre le pays, notamment ceux liés aux injustices humaines et sociales, aux inégalités et à la mauvaise gouvernance, et convenir de solutions justes, efficaces et durables.
Propos recueillis par Dalay Lam