« La question des Haratines est la plus brûlante en Mauritanie » (LePoint)
ENTRETIEN. Au-delà des oppositions ethniques, la question de l’esclavage empoisonne la société mauritanienne. L’éclairage de Mohamed Yahya Ould Ciré, auteur de plusieurs ouvrages sur la question.
Propos recueillis par Viviane Forson
C’est un regard sans complaisance que pose Mohamed Yahya Ould Ciré sur son pays, la Mauritanie. Cet ancien diplomate, exilé en France depuis la fin des années 1990 après avoir pris fait et cause pour des victimes d’esclavage, met à nu une question qui reste taboue : la place du groupe social qu’on appelle communément les Haratines. Si on en parle aujourd’hui, c’est que plus que jamais alors que la Mauritanie vient de connaître la première transition pacifique de son histoire politique, la société reste hiérarchisée, en clans, castes et tribus. Depuis plusieurs siècles, le fossé s’est creusé entre les principales composantes de sa population. Il y a d’abord les Beydanes, Arabo-Berbères au teint blanc, qui détiennent tous les pouvoirs. Il y a ensuite leurs anciens esclaves, les Haratines, noirs de peau, avec lesquels ils partagent la même culture et la même langue, le hassania, l’arabe mauritanien. Et, enfin, les Négro-Mauritaniens. Ils sont Soninké, Wolof ou Hal Pular (de la famille des Peuls). Au-delà de leurs différences culturelles, ces trois groupes n’ont pas du tout la même vision sur les questions de l’esclavage et du racisme. Pour beaucoup d’Arabo-Berbères, l’esclavage n’existe plus. Ce qui y fait penser ne serait que les résurgences économiques et sociales d’un fléau disparu. Au contraire, les abolitionnistes veulent poursuivre le combat en affirmant que la servitude est encore trop largement répandue. La question est de plus en plus instrumentalisée sur le plan interne, mais aussi sur le plan international. Mais les chiffres parlent d’eux-mêmes. L’esclavage touche encore au minimum entre 1 et 2 % de la population, soit environ 90 000 personnes, d’après le Global Slavery Index, qui classe ce pays au sixième rang mondial en termes de prévalence de la traite humaine. Aboli en 1980, devenu une infraction depuis le vote du Parlement en 2007, reconnu dans la Constitution comme un crime contre l’humanité en 2012, l’esclavage n’existe plus officiellement dans le pays.
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Pour y voir clair, l’apport des associations de défense des droits de l’homme est essentiel. L’une d’elles, basée en France, de retour du terrain, nous a récemment fait part de sa préoccupation quant au sort réservé à ces populations laissées pour compte, esclavagisées et surtout non éduquées. Une véritable bombe à retardement, avertit l’affable ex-consul Mohamed Yahya Ciré, que nous retrouvons, chez lui, en Île-de-France, entouré par une famille soudée qui l’a toujours suivi dans son combat pour l’abolition de l’esclavage et la lutte contre le racisme. C’est que Mohamed Yahya Ould Ciré est lui-même un métis de mère hartanie et de père arabe. Au-delà de son engagement à travers l’Association des Haratines de Mauritanie en Europe (AHME) et son corollaire éditorial « Le cri du Hartani », il s’est lancé dans un long parcours de recherche entre histoire et sociologie qui a abouti à une thèse et à la parution de deux ouvrages-clés sur la question de l’esclavage. Il s’est longuement confié au Point Afrique.
Le Point Afrique : La Mauritanie est apparue fortement divisée pendant et après la présidentielle du 22 juin. Que diriez-vous ?
Mohamed Yahya Ould Ciré : Ce qui m’a interpellé lors des dernières élections en Mauritanie est que chaque communauté avait son candidat. Les Arabes avaient leur candidat (Ould Boubacar), les Berbères en avaient deux (Ould El Ghazouani, Ould Maouloud), les Haratines (Biram Ould Dah Ould Abeid), et puis la communauté négro-mauritanienne avait aussi son candidat (Kane Hamidou Baba). Sans l’existence de l’esclavage et du racisme, il n’y aurait pas eu cette division quasi ethnique de la société. C’est le signe d’une division structurelle du pays.
La candidature de Biram Ould Dah Ould Abeid aux élections présidentielles s’explique par l’existence de l’esclavage et le négationnisme par l’État de ce fléau. Les Négro-Mauritaniens rencontrent des problèmes de racisme qui leur sont spécifiques. En revanche, je ne pense pas que les Arabes et les Berbères soient menacés, mais ils ont fait grossir artificiellement les rangs des candidats afin d’introduire une plus grande division et ainsi de protéger leurs intérêts politiques.
Ce que vous ne soulignez pas, c’est le départ de l’ex-président Mohamed Ould Abdel Aziz, arrivé par un coup d’État en 2008, et donc la fin d’un régime dirigé par des militaires…
Laissez-moi vous rappeler que son départ n’était pas un choix, c’était souhaitable après douze années de pouvoir. Mohamed Ould Abdel Aziz a adopté cette stratégie, car il ne pouvait pas faire un troisième mandat, mais il a trouvé un dauphin pour le remplacer et, in fine, le seconder. N’oublions pas qu’El-Ghazouani est un officier, ami très proche de l’ancien président depuis plus de trente ans. Donc qu’il puisse remporter l’élection présidentielle n’est pas une surprise, cela laisse toute la latitude à Ould Abdel Aziz de revenir au pouvoir plus tard, un peu sur le modèle russe avec le duo Poutine-Medvedev. Il reste que des impondérables pourraient tout changer.
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Il y a quand même une décrispation de la vie politique mauritanienne…
Les choses commencent timidement à bouger. Le président El-Ghazouani a nommé six ministres haratines. C’est une première. Mais, au-delà du nombre de ministres, il s’agit de promouvoir la communauté haratine. En Mauritanie, il y a une soixantaine de préfets et treize gouvernorats. Le ministre de l’Intérieur est un hartani. A-t-il la liberté de nommer un nombre important de haratines comme préfets et gouverneurs ? Il en est de même du ministre de l’Enseignement. Or on sait que beaucoup d’écoles dans les milieux haratines manquent d’enseignants. Ce ministre est-il capable de remédier à cette situation ? Le ministre de la Formation professionnelle appartient à la communauté haratine. Or le chômage touche en majorité les Haratines. Que ferait-il à ce niveau ?
Plus que des nominations de ministres, de préfets ou autres, l’abolition de l’esclavage d’une manière définitive et réelle est le facteur le plus déterminant.
Mais que représentent vraiment les Haratines ? Vous parlez dans votre ouvrage* et votre thèse d’identité haratine, de quoi s’agit-il ?
Le mot haratine est un mot arabe qui veut dire « accéder à la liberté ». En hassania, dialecte local, haratine signifie affranchi. Ce sont des gens qui ont connu l’esclavage et qui ont été affranchis. Aujourd’hui, ce mot est devenu un terme générique qui désigne à la fois les affranchis et les esclaves de la communauté maure, composée d’Arabes et de Berbères. Quand, en 1974, j’ai cofondé le premier noyau de lutte pour la libération des Haratines, il s’est tout de suite posé la question de l’appellation. S’affranchir est une perspective de liberté alors que l’esclavage marque un statut figé. Assumer cette histoire faite de servitudes et de souffrances est un devoir qui s’impose aux Haratines.
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Finalement, les Haratine sont-ils maures ou négro-africains ?
Cette question fait partie de l’identité : les Haratines sont arabo-berbères par la culture et négro-africains par l’origine ethnique. Ces deux données historiques doivent être prises en compte dans toutes les appréciations objectives. En effet, comment nier l’une ou l’autre ? C’est pourquoi les Haratines constituent un groupe social spécifique, différent à la fois des Maures par l’origine et des Négro-Mauritaniens par la culture. La dignité haratine est d’assumer l’histoire de l’esclavage, à savoir la culture imposée par celui-ci et leur origine négro-africaine dont ils ne peuvent se départir.
Quel est leur poids démographique ?
Sous les différents régimes mauritaniens, il n’y a jamais eu de statistiques sincères et sérieuses. Les statistiques françaises de 1964-1965, qui ont tenu compte des ethnies et des groupes sociaux, indiquent que les Haratines (affranchis et esclaves) représentaient 43 % de la population mauritanienne. Aujourd’hui, les Haratines sont comptés comme des Arabes.
Le fait de vouloir faire des Haratines des Arabes est un prolongement de l’esclavage. Ils constituent un enjeu politique dans la mesure où leur intégration à la communauté arabe permet de revendiquer une majorité au nom de laquelle les Maures gouvernent le pays. Pour maintenir cet équilibre, l’État mauritanien fait tout pour retarder la prise de conscience notamment en freinant l’instruction des Haratines et en niant l’existence de l’esclavage.
Les rivalités entre les deux féodalités maure et négro-mauritanienne ont eu pour conséquence des pressions sur les castes inférieures des deux camps et empêchent celles-ci de se libérer. Dans la réalité, les deux féodalités sont des « rivaux associés ». Ces dernières rivalisent au besoin et se solidarisent contre toutes les castes inférieures des deux communautés.
À la différence des autres castes inférieures, les Haratines subissent les tiraillements des deux féodalités. Les Maures cherchent à garder les Haratines dans leur giron. Les Négro-Mauritaniens veulent les récupérer ou, à défaut, les neutraliser.
Comment se caractérise l’esclavage des Haratines en Mauritanie ?
L’esclavage maure se caractérise par plusieurs facteurs. Premièrement, les esclaves et les affranchis sont plus nombreux que les Arabes et les Berbères réunis. Cela prouve l’ampleur du phénomène. Ainsi, une famille maure peut posséder jusqu’à 40 à 50 esclaves (hommes et femmes).
Deuxièmement, l’esclave travaille sans être payé, il peut être vendu, loué, prêté, donné, hérité, etc. En plus du travail lié à l’esclavage, les femmes jouent un rôle de procréation important. Dans le Coran, un maître peut disposer à sa guise de la femme esclave. Les enfants nés de cette relation deviennent alors les esclaves du maître. Rappelons que l’esclavage s’accompagne de sévices physiques : les esclaves insoumis ou récalcitrants sont battus, castrés, voire tués.
Troisièmement, les utilisations des esclaves sont multiples. J’ai établi une typologie de l’esclavage maure dans ma thèse en sciences politiques, soutenue à l’université Paris-II en 2006 et publiée par l’ANRT (Atelier national de reproduction des thèses) : « L’abolition de l’esclavage en Mauritanie et les difficultés de son application ». On peut distinguer tout d’abord l’esclavage traditionnel, dans lequel les esclaves s’occupent des animaux, cultivent les champs agricoles et effectuent les tâches domestiques. Il y a l’esclavage administratif, où un maître d’esclave peut faire recruter son esclave dans l’administration publique et toucher une partie ou la totalité de son salaire. Dans l’administration publique, les Haratines travaillent beaucoup plus que les Maures, mais montent moins vite dans la hiérarchie.
Puis il y a l’esclavage politique, où les maîtres font voter leurs esclaves pour les candidats de leur choix aux élections présidentielles, sénatoriales, législatives… Les candidats aux élections ne s’adressent donc pas aux esclaves, leurs seuls interlocuteurs sont les maîtres d’esclaves.
Ensuite, il y a l’esclavage moderne, qui touche tous les Négro-Africains, Mauritaniens compris. On les fait travailler sans les payer et, une fois que le travailleur conteste, il est mis en prison, où il est intimidé et forcé de renoncer à son dû.
Enfin, il y a le néo-esclavage, qui touche les affranchis de l’esclavage maure (les Haratines). Le maître qui affranchit son esclave le convainc qu’il s’agit là d’un acte de générosité dont ce dernier est redevable à vie. Vous avez des affranchis établis loin de leurs maîtres, mais qui continuent à leur donner une partie de leurs récoltes et de leurs biens. Ainsi, l’affranchissement devient plus profitable que le maintien en esclavage. Or, selon le Coran, l’esclave affranchi devient l’égal de son maître et n’est redevable de rien.
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