Fatimata Mbaye: pas de «volonté réelle d’éradication de l’esclavage en Mauritanie» (RFI – Podcast)
Fatimata Mbaye : Actuellement en Mauritanie, il y a beaucoup de prisonniers d’opinion, même si au niveau de l’Etat, il considère que ce sont des délinquants. Ce sont des défenseurs des droits de l’homme, des militants anti-esclavagistes, treize, qui ont été condamnés à des peines très lourdes pour une manifestation à laquelle d’ailleurs ils n’ont pas pris part. Et ces personnes sont des militants IRA. Ils ont été jugés de trois ans à 15 ans. IRA est un mouvement pour l’abolition de l’esclavage.
C’était au mois d’août 2016 ?
Au mois d’août 2016. Donc je fais partie du collectif des avocats qui ont défendu ce groupe. Et notre analyse, c’est pour casser complètement le mouvement IRA et empêcher tout simplement les associations de défense des droits de l’homme de s’impliquer davantage dans la lutte contre l’esclavage.
Ce mouvement IRA est présidé par Biram Dah Abeid, qui lui-même a fait 18 mois de prison. Il est sorti aujourd’hui. Pourquoi cette répression contre IRA ? Parce que c’est un mouvement anti-esclavagiste ou tout simplement parce que c’est un mouvement de la société civile qui échappe au contrôle du régime ?
D’abord, IRA n’est pas reconnu, c’est vrai, comme association, ni comme mouvement au niveau de la Mauritanie. C’est une répression des anti-esclavagistes. L’Etat se dit tout simplement « j’ai entrepris des lois. J’ai hissé l’esclavage comme crime contre l’humanité dans la Constitution mauritanienne, j’ai créé des tribunaux spéciaux. Et aucune personne autre que moi n’a le droit de parler de l’esclavage ».
Pour le pouvoir, la lutte anti-esclavagiste doit être le monopole de ce pouvoir ?
Le problème, c’est que nous n’avons pas vu une volonté réelle d’éradication de l’esclavage en Mauritanie. Il n’y a pas une volonté réelle. Nous avons l’impression, nous Mauritaniens, que toutes ces lois, que tout cet arsenal qui a été mis en place n’est pas réellement fait pour les Mauritaniens.
Dans la réalité, est-ce qu’il y a des propriétaires d’esclaves qui sont jugés et condamnés ?
Le problème, c’est que les peines varient en principe de deux ans à cinq ans. Le dernier tribunal qui a jugé, c’était au mois de juin de cette année, à Néma, le premier procès des tribunaux spéciaux. Le jugement qu’il y a eu, c’est une peine maximale de deux ans.
Alors que la loi permet d’aller jusqu’à 20 ans ?
Jusqu’à 20 ans. La deuxième peine était de 5 ans alors que ces personnes-là, nous ne sommes pas sûrs non plus qu’elles vont purger leur peine parce que tout simplement, le tout premier jugement qui a été rendu dans le dossier de l’esclavage, c’était en 2012. La personne n’a jamais purgé sa peine. Alors aujourd’hui, on se pose la question : il est plus facile aujourd’hui de réprimer les anti-esclavagistes, donc les défenseurs des esclaves, que de réprimer les esclavagistes eux-mêmes. Et c’est un paradoxe.
Selon plusieurs travaux de chercheurs, 4% de la population mauritanienne vivrait encore sous le régime de l’esclavage, vous confirmez ?
Je ne peux pas confirmer ça comme ça. Ce que je peux vous dire tout simplement, c’est que nous estimons que la communauté qui est la plus assujettie à l’esclavage représenterait les 40% de la population mauritanienne.
Ce sont les Haratine. Mais ils ne sont pas tous esclaves ?
Ils ne sont pas tous esclaves, mais la grande majorité est esclave. Chez 40% des Haratine, nous estimons au moins qu’il y a 20 ou 25% qui sont encore sous le joug de l’esclavage.
C’est-à-dire que vous estimez que la moitié de ces 40% sont encore…
Sous le joug de l’esclavage. Parce que même ceux qui se disent aujourd’hui libérés, ils sont des hommes libres, ils sont encore sous le joug de la tribu qui les a possédés. Donc le lien ombilical n’a pas encore été coupé complètement.
Est-ce qu’on peut parler d’esclavage proprement dit pour ces gens-là ?
Pour ces gens-là, même si aujourd’hui à leur niveau, il y a une négation, c’est-à-dire eux-mêmes ne s’identifient pas à cette masse qui réclame effectivement la liberté, nous nous estimons que c’est juste une fuite en avant parce que, si ces gens-là s’étaient investis dans la lutte contre l’esclavage, ça aiderait encore au mieux de libérer toutes ces personnes qui sont aujourd’hui victimes de l’esclavage.
Autre cas de droit de l’homme difficile actuellement dans votre pays, c’est celui du journaliste Mohamed Lemine Ould Cheikh qui a lancé une chaussure en direction du porte-parole du gouvernement. C’était le 30 juin 2016, sans l’atteindre d’ailleurs. Il a été condamné à trois ans de prison ferme. Quelle est votre réaction ?
La réaction, c’est que c’est une manière d’étouffer toute revendication de la jeunesse aujourd’hui qui aspire à un espace de liberté.
D’autant que je crois que cinq jeunes militants de l’opposition qui avaient contesté ce verdict ont été condamnés à leur tour ?
Absolument.
Puis le cas sans doute le plus douloureux, c’est celui de Mohamed Cheikh ould Mkheitir. En 2014, il a critiqué le système de castes dans votre pays et les inégalités qu’engendre ce système, ainsi que sa conformité avec le Coran. Du coup, il a été condamné à mort pour apostasie ?
Malheureusement oui, mais ce qu’il a dit devant la cour d’appel ( qui a été considéré comme étant un repentir), c’est qu’il a été mal compris dans ses écrits par ceux qui voulaient lui régler son compte, par ceux qui ont une velléité contre sa caste. Et nous, nous pensons que enfermer ould Mkheitir aujourd’hui parce qu’il aura utilisé des écrits sur les inégalités sociales qui existent dans le système de caste, c’est une grosse régression à ce niveau-là.
Et je crois qu’en appel, le crime d’apostasie a été transformé en crime de mécréance ?
C’est ça. C’est une disqualification.
C’est moins grave ?
C’est moins grave parce que le crime de mécréance, ça l’amène à la condamnation maximale de deux ans. Ce qui nous a choqués, c’est que le magistrat de la cour d’appel n’a pas eu le courage de relaxer Mohamed Cheikh ould Mkheitir, le jour même du verdict, parce qu’il avait déjà purgé ses deux ans et cinq mois. Il a préféré renvoyer ce dossier devant la Cour suprême qui va décider dans une audience prochaine de la sincérité de son repentir.
Au moment où le régime veut réviser la Constitution, et qui sait, permettre au président Mohamed Ould Abdel Aziz de briguer un troisième mandat, est-ce que vous sentez un durcissement notamment en matière de droits de l’homme ?
Nous, nous sentons qu’il y a un durcissement depuis son deuxième mandat, depuis 2014, on a senti un durcissement. Et malheureusement, certains bailleurs ne sont pas encore engagés à ce niveau-là