Il y a dix jours, il a pris la barge pour traverser le fleuve Sénégal et rentrer dans son pays, la Mauritanie, via sa région natale, Rosso. Biram Dah Abeid, 51 ans, a été accueilli par la police antiémeute, qui l’a «escorté» jusqu’à la capitale, Nouakchott. Son retour, après une tournée internationale de six mois, était une potentielle cause de troubles, selon les autorités. Il est sans doute le personnage le plus controversé du pays. Son combat, qui lui vaut à la fois des haines tenaces et une admiration sans borne, le dévore depuis bientôt trente ans : il a juré de dédier sa vie à la lutte contre l’esclavage, une pratique encore largement répandue en Mauritanie bien qu’officiellement abolie en 1980. Aucun recensement officiel n’a été effectué, mais le chiffre le plus sérieux est de 150 000 esclaves à travers le pays, soit 4 % de la population. Un record mondial.

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Ostracisme

Bien qu’appartenant à la caste des Haratines (ou «Maures noirs»), Biram Dah Abeid est né libre. Comme son père avant lui. Emmitouflé dans son débordant boubou bleu, coiffé d’un bonnet, jambes repliées sous son grand corps pour se protéger du froid insistant qui s’immisce dans le minuscule salon de son hôtel deux étoiles de la gare du Nord, il narrait son histoire familiale, en décembre, à la façon d’un conte africain : «Le maître de ma grand-mère, très malade, avait fait venir auprès de lui un marabout, qui lui a recommandé d’affranchir le fœtus de son esclave – ma grand-mère était enceinte – pour attirer la guérison. Il s’agissait d’un pacte avec Dieu. Le maître s’est exécuté, sa maladie a disparu.»

A sa naissance, vers 1920, le père de Biram est libre. Un proverbe mauritanien dit pourtant : «Il y a aussi peu de différence entre un esclave et un affranchi qu’entre la queue d’une vache et la terre.» En se mariant une première fois à une esclave, l’aïeul de Biram en a fait l’amère expérience, dans les années 50. Il cherche à l’époque à faire venir femme et enfants à Dakar, au Sénégal, où il a monté un petit commerce. Mais le propriétaire de sa femme s’oppose au «regroupement familial».

L’affaire est portée devant le juge coutumier, qui tranche en faveur du maître : «Le mari d’une esclave n’est qu’un géniteur, pas un père, il n’a pas de droits.» L’autorité coloniale est à son tour sollicitée, mais le chef de cercle français de Rosso refuse «d’interférer dans les lois indigènes». D’une deuxième femme naîtront douze enfants. Biram est le onzième. Il ne connaît pas sa date de naissance. «C’était pendant le mois de la pluie de 1965. Je ne suis pas né dans une maison, mais sous un tissu. Dans une tente. Celle d’un village ambulant, où l’on vit en communauté, où l’on voit quand les voisins déposent le repas par terre, raconte-t-il. La grande sécheresse, au début des années 70, a poussé ma famille à se sédentariser près de Rosso.» Là-bas, déjà, la bâtisse familiale est ouverte aux esclaves en quête d’un instant de repos clandestin. Il décrit une scène fondatrice : «J’étais en première année d’école. Un maître a trouvé son esclave qui était réfugié chez nous, il l’a battu, battu encore. Le maître était chétif, l’esclave, qui s’appelait Mohamed, était fort. J’ai demandé à ma mère : « Pourquoi Mohamed ne réplique pas ? – Parce qu’il est enchaîné. – Je ne vois pas ses chaînes. – Ce sont des chaînes invisibles, divines, les plus dures à briser. » Mon père m’a pris à part, et m’a dit : « Sais-tu pourquoi je t’ai mis à l’école ? Pour que tu connaisses la loi et les livres des maîtres et que tu puisses percer ce secret de l’esclavage. Fais-moi le serment que tu le feras ! »» Le petit Biram, impressionné, a promis.

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En grandissant, tous ses travaux scolaires, puis universitaires, sont consacrés au thème de l’esclavage. Il est renvoyé de son premier poste – greffier dans un tribunal de province – après «une prise de gueule» avec un juge sur une question d’héritage. «A sa mort, le bétail d’un esclave avait été attribué à ses maîtres plutôt qu’à sa famille.» Muté à Nouadhibou, la deuxième ville du pays, en 1990, Biram Dah Abeid rejoint le premier parti d’opposition, l’UFD. Il y fait ses classes politiques, mais il est déçu de l’ostracisme dont sont victimes, ici aussi, les Haratines (40 % de la population). «J’étais un grand lecteur à l’époque. Jean-Jacques Rousseau est l’écrivain qui m’a le plus marqué.» Et aujourd’hui ? «Je n’y arrive plus. Je ne suis plus concentré. Je pense en permanence à mon travail.» En 1996, il reprend les études, s’inscrit en fac d’histoire, à Nouakchott d’abord, puis à Dakar. Sa thèse est bien sûr consacrée à l’esclavage. Il rencontre sa future femme, Leïla, fille d’un couple de militants abolitionnistes : «Nous nous sommes trouvés dans la lutte.» Mais Biram Dah Abeid juge les associations mauritaniennes de cette génération (El Hor puis SOS Esclaves) «trop conformistes». Lui a théorisé une stratégie de rupture. Luther King, Mandela, Gandhi sont ses modèles. «J’étais fasciné par leur persévérance, leur façon d’attendre la victoire en évitant la colère, la haine.»

Répression

En 2008, il fonde une nouvelle association, Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste, dont l’acronyme, IRA, est volontairement provocateur. «D’abord, nous voulions devenir un grand mouvement populaire, et ne plus nous cantonner à un petit cercle d’intellectuels. Ensuite, nous voulions donner une dimension internationale à notre lutte. Enfin, il fallait aller sur le terrain, éclabousser les tabous, commettre des actions d’éclat, briser la peur du pouvoir.» Le 13 décembre 2010, Biram Dah Abeid est arrêté lors de la première manifestation publique d’IRA contre l’esclavage. Le président de l’association, non reconnue par l’Etat, se sert de son procès comme d’une tribune. A la barre, il refuse de se prononcer sur les accusations concrètes de trouble à l’ordre public et dénonce la répression du régime du président Mohamed Ould Abdel Aziz, arrivé au pouvoir en 2008 après un coup d’Etat. Il clame qu’il n’a pas peur d’être enfermé puisque «la Mauritanie est déjà une grande prison». Il est condamné à une année de détention, le premier de ses nombreux séjours derrière les barreaux.

«IRA s’est spécialisée dans le corps à corps avec la police pour dénoncer les cas d’esclavage, explique Mohamed Baba, membre du bureau exécutif de l’association. En 2007, une loi criminalisant l’esclavage a été votée, mais elle n’était pas appliquée. Biram est donc allé chercher les esclaves chez leurs maîtres, il demandait à la police de faire son travail, il houspillait les tribunaux, sans relâche. Il a obtenu plusieurs condamnations d’esclavagistes.» Son action de terrain irrite de plus en plus l’Etat mauritanien, très largement contrôlé par les Beidanes (ou «Maures blancs», des Arabo-Berbères qui représentent 30 % de la population), la classe des propriétaires d’esclaves.

Il est encore courant, en Mauritanie, d’offrir un homme ou une femme pour une naissance ou un mariage. L’esclave s’occupe souvent des tâches ménagères. L’autre forme d’esclavage la plus répandue est la servitude «agricole» : les Haratines cultivent la terre pour leurs maîtres mais ne possèdent ni la terre ni le fruit des récoltes. Ils ne perçoivent aucun salaire. «Il ne s’agit pas d’esclavage moderne, mais d’un pur esclavage traditionnel», souligne un membre d’IRA France. Le coup d’éclat le plus audacieux de Biram Dah Abeid, le 27 avril 2012, est l’autodafé d’un ouvrage de jurisprudence malékite qui prône et justifie l’esclavage, selon IRA. La scène, filmée par des caméras d’Al-Jezira, déclenche une tempête religieuse en république islamique de Mauritanie. Dans tout le pays, des manifestants demandent la mise à mort de l’opposant, accusé d’apostasie. Il est arrêté dès le lendemain.

«Il a fait quelque chose que personne n’avait fait auparavant. Il a eu un courage incroyable en s’attaquant à la justification islamique de l’esclavage, raconte un vieux compagnon de lutte exilé en France. Vous ne réalisez pas à quel point c’est subversif, en Mauritanie ! Mais le risque, c’est que son sacrifice soit inutile. La société n’est pas mûre. Il n’y a pas que les maîtres qui sont esclavagistes…» Cela aussi, Biram Dah Abeid y a réfléchi. Il estime que tant que le «socle de légitimation de l’esclavage n’est pas déconstruit, le combat reste superficiel». Et dit s’attaquer aux «racines du mal» en brûlant symboliquement ce livre islamique, lui, musulman pratiquant. «C’est cette action qui m’a fait adhérer à IRA, témoigne Mohamed Baba. J’ai visité plusieurs fois Biram en prison, à l’époque. Il avait un moral d’acier : il était tellement sûr de lui, de sa lutte pacifique !» La mobilisation internationale évitera au leader anti-esclavage une peine trop lourde.

Candidature

En 2013, Biram Dah Abeid reçoit le prix des Nations unies des droits de l’homme. Il choisit alors de défier Mohamed Ould Abdel Aziz dans les urnes. Cette année-là, l’opposition boycotte l’élection présidentielle. Biram Dah Abeid, lui, y va au culot : il se présente en candidat indépendant. «Les membres d’IRA ont été très divisés sur ce passage dans la sphère politique, raconte un proche ami français, chez qui le militant vient dîner lors de ses passages à Paris. Je lui ai dit qu’il délirait, que cela allait nuire à son combat pour les droits humains. Il a pris toutes les remarques en compte, mais il y est allé. Sans aucune illusion sur son score. Avec le recul, je pense qu’il a eu raison. Il est engagé dans une partie d’échec avec Aziz : chacun essaye de prévoir et parer les coups de l’autre.» Biram Dah Abeid obtient 9 % des voix. Un résultat modeste, mais inattendu, considéré comme un affront personnel pour le Président, réélu avec plus de 80 % des suffrages.

Biram Dah Abeid est à nouveau arrêté, le 11 novembre 2014, et condamné à deux années de prison pour «appartenance à une organisation non reconnue», «appel à rassemblement non autorisé» et «violence contre la force publique». La cour suprême ordonne sa libération en mai 2016. Plus d’un million de personnes ont signé la pétition pour demander la fin de sa détention. Leïla, la mère de ses quatre enfants, a organisé son comité de soutien. «Elle a bataillé, elle a lancé des sit-in, elle a pris des coups : c’est une femme remarquable», témoigne un ami. «Elle est encore plus dure que moi», assure Biram. Leïla est venue à sa rencontre à Rosso, la semaine dernière, pour traverser le fleuve à ses côtés. L’exil ne pouvait pas durer.

Selon lui, le combat doit à nouveau se mener en Mauritanie. Il pense déjà se présenter à l’élection présidentielle de 2019 et négocie actuellement le ralliement de certains partis d’opposition. En attendant l’échéance, le militant veut «briser de nouvelles chaînes».

Célian Macé

source : http://www.liberation.fr/planete/2017/01/23/mauritanie-une-vie-contre-les-chaines-invisibles_1543517