Mauritanie : quand la question de l’esclavage s’invite à la présidentielle Actuelle de l’Ifri, mai 2014

Les élections présidentielles du 21 juin prochain approchent, et l’on commence à mieux connaître la configuration des candidatures. Le président sortant, Mohamed Ould Abdel Aziz, qui arriva au pouvoir en 2008 suite à un coup d’État, et remporta en juillet de l’année suivante les présidentielles à l’issue d’une transition menée d’une main de maître, sera le grand favori de cette élection. Les électeurs porteront à son crédit l’amélioration de la sécurité du territoire, la crise malienne n’ayant par exemple pas occasionné sur le sol mauritanien les actes violents auxquels on aurait pu s’attendre (reflux de combattants, etc.). L’économie se porte plutôt mieux qu’il y a cinq ans, même si les opposants pointent, le plus souvent avec raison, une inquiétante concentration de l’économie aux mains des alliés politiques du président.

L’opposition radicale, c’est-à-dire l’ex-COD (Coordination de l’opposition démocratique), est devenue en 2014 le FNDU (Forum national pour la démocratie et l’unité). Le FNDU regroupe une dizaine de partis politiques, notamment les islamistes de Tawassoul et le RFD (Rassemblement des forces démocratiques),  parti d’Ahmed Ould Daddah. Le FNDU a décidé début mai de boycotter le scrutin présidentiel. Néanmoins, cette plateforme ne représente qu’une partie de l’opposition et ce boycott n’empêchera pas la tenue d’une élection avec d’autres opposants.

Biram Ould Dah Ould Abeid, militant de la cause haratine

Parmi les candidats déclarés, on retrouve l’une des figures, sinon la figure majeure de la société civile de ces dernières années, Biram Ould Dah Ould Abeid. Militant de la cause haratine (ancienne couche servile de la composante arabo-berbère [constituée à la fois des beydan, ou « maures blancs » et des haratines ou « maures noirs »] de la population mauritanienne), il crée en 2008 l’IRA-Mauritanie (Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste), mouvement qui lutte à la fois contre les dernières formes d’esclavage en Mauritanie et pour la promotion sociale et les droits de ces populations, qui composent une part importante du sous-prolétariat, tant dans les villes que dans les espaces ruraux. Les haratines représenteraient 20 % des habitants de la Mauritanie et il resterait quelques dizaines de milliers de personnes en état d’esclavage.

La question de l’esclavage reste en effet, pour reprendre l’expression de Michel Foucault, le « sale petit secret » de la République Islamique de Mauritanie. Bien que l’esclavage y ait été formellement aboli (1981), qu’une loi y criminalise l’esclavage (2007), et qu’une Agence nationale de lutte contre les séquelles de l’esclavage, d’insertion et de lutte contre la pauvreté (ANLSILP) ait été créée (2013), la situation d’un nombre important de haratines reste très préoccupante. L’esclavage, ou tout du moins ses manifestations les plus spectaculaires (ventes notamment) se sont progressivement réduites, même si cette institution résiste fortement dans le centre et l’est du pays. Mais on ne passe pas du statut d’esclave à un statut de citoyen à part entière aussi facilement. Les difficultés pour accéder à l’éducation, à la propriété foncière, les nombreux cas de haratines qui ne sont pas enregistrés à l’état civil ou d’employés de maison non rémunérés, les familles des maîtres venant réclamer l’héritage au moment du décès :  la liste des abus et des formes de suggestions est très longue.  Biram Ould Dah Ould Abeid pointe également la sous-représentation de ces populations au sein des élites administratives, économiques et politiques. Les progrès sont lents, non pas en raison d’une absence de législation mais du faible engagement des autorités à faire appliquer la loi, de peur de heurter les conservatismes de la société mauritanienne.

L’esclavage longtemps justifié par les discours religieux

Ces conservatismes sont d’autant plus forts que l’esclavage a été, et est toujours, légitimé par de nombreux oulémas (dignitaires religieux) mauritaniens. C’est pourquoi l’IRA-Mauritanie, comme avant lui SOS Esclave et le Mouvement El Hor, porte le discours sur un terrain religieux. L’IRA-Mauritanie, en brûlant publiquement, en avril 2012, des ouvrages de jurisprudence justifiant l’esclavage, récoltera à la fois peines de prison pour certains de ses membres ainsi qu’appels à l’application de la peine de mort pour avoir osé brûler des « livres sacrés ». Par cet acte symbolique et provocateur, le mouvement aura surtout réussi à imposer au centre de la vie politique la question de l’esclavage et de la coupable légitimation de cette institution par les autorités religieuses pendant des siècles. Revenant sur cette affaire, Biram Ould Dah Oul Abeid précise : « […] ces allégations (le fait qu’il ait brûlé des ouvrages sacrés, NDA), partiales et diffamatoires  abondent dans le sens de la position de l’État et des groupes dominants arabo berbères esclavagistes mauritaniens qui n’ont cessé d’élever au niveau du sacré les codes d’esclavage, de traite des humains et de fornication que j’ai incinérés le 27 avril 2012 ; ces ouvrages dont la teneur raciste n’est plus à démontrer, ne sont malékites ou islamiques que dans l’imagination de ceux qui instrumentalisent le nom de l’imam Malik ibn Eness pour légitimer et justifier leurs pratiques ignominieuses. ». En 2013, Biram Ould Dah Ould Abeid recevait le prix des droits de l’homme de l’ONU, conférant ainsi au leader de l’IRA-Mauritanie une nouvelle dimension.

Cette instrumentalisation du droit malékite pour justifier l’ordre social est l’un des débats sociétaux les plus vifs aujourd’hui en Mauritanie, même s’il échappe à la vigilance de la plupart des observateurs et des journalistes étrangers. L’ouvrage de Zekeria Ould Ahmed  Salem Prêcher dans le désert. Islam politique et changement social en Mauritanie) vient en grande partie éclairer les termes  de ce débat. Le long et passionnant passage suivant en témoigne : « La rigide structure sociale traditionnelle en vigueur dans les sociétés mauritaniennes en général, et arabo-berbères en particulier, est amplement justifiée par la construction d’un islam sur mesure qui valorise non seulement la différence tribale et ethnique, mais aussi la hiérarchie qu’elle implique. […] Schématiquement, on l’a vu, il y a un modèle dominant qui fait que les individus nobles naissent membres d’une tribu censée appartenir à l’ordre guerrier ou clérical. Tout les autres naissent non nobles et sont griots, artisans, tributaires esclaves ou affranchis. Dans ce schéma, le commerce et la main-d’œuvre servile sont stratégiques au statut du groupe ‘d’administrateurs de l’invisible’ que sont les tribus ‘maraboutiques’ (zawaya). »

L’élection présidentielle avec la candidature de Biram Ould Dah Ould Abeid, sera un moment de débat autour de ce sujet brûlant. Le président Mohamed Ould Abdel Aziz, bien qu’étant à l’origine de la création de l’ANLSILP, a en réalité peu fait pour la couche haratine. Ce candidat réussira-t-il à fédérer une partie du vote haratine alors qu’un autre candidat haratine, Boidiel Ould Houmeid, qui a toujours été un compagnon de route des différents régimes, se présente également ? Le milieu politique mauritanien va-t-il tolérer l’émergence d’une nouvelle figure ? Les réponses nous seront données dans les prochaines semaines.

Alain Antil

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